Cet été là, la canicule faisait rage sur la France. En Bretagne, dans le Finistère, le soleil surplombait la montagne armoricaine. Il brillait dans un ciel dégagé de tout nuage au-dessus des monts d’Arrée, irradiant d’une lumière chatoyante les feuilles des hêtres de la forêt de Huelgoat. La chaleur était suffocante, même à l’ombre des grands arbres, mais cela n’empêchait pas Edan et Luna de courir à perdre haleine pour essayer d’attraper les beaux papillons blancs qui voletaient un peu partout autour d’eux en ce très beau dimanche de juillet. Leurs parents, en revanche, pourtant munis de casquettes et de vaporisateurs d’eau dont ils s’aspergeaient le visage régulièrement, ruisselaient de sueur et ralentissaient considérablement le pas derrière eux.
« - Les enfants, attendez-nous ! , leur cria leur père, vous allez vous perdre si vous partez trop loin ! ».
Edan se retourna :
« - Oui papa ! », répondit-il.
Mais il se rendit soudain compte qu’ils s’étaient en effet déjà beaucoup trop éloignés : s’il percevait encore la voix de ses parents, il ne distinguait d’eux plus que leurs silhouettes et la couleur de leurs vêtements.
« - Attends, Luna ! On est trop loin de papa et maman, il faut s’arrêter le temps qu’ils nous rejoignent ! », expliqua Edan.
Mais Luna était bien trop absorbée par sa chasse pour prêter attention à l’appel de son frère. Un large sourire dessiné sur ses fines lèvres, les pommettes rougies par l’effort, ses yeux noisette brillaient d’allégresse dans son petit visage rubicond, tandis qu’elle courait, un filet dans une main, une boîte en plastique contenant déjà quelques précieux trophées dans l’autre, suivant les papillons là où ils l’emmenaient, grimpant sur les talus, descendant dans les fossés, se moquant bien de déchirer sa belle robe rouge et d’écorcher ses bras dans les ronces ou d’arracher une mèche brune de ses cheveux si fins emmêlée dans une branche qui venait faire obstacle.
Edan ne savait pas comment faire. Papa lui avait demandé de les attendre, mais Luna s’éloignait de plus en plus et il allait bientôt la perdre de vue elle aussi. Edan réfléchit très vite : s’il allait chercher sa sœur, cela voulait dire qu’il désobéirait à son père et il se ferait certainement punir quand ses parents les rejoindraient. D’un autre côté, s’il restait sagement ici à attendre ses parents, que leur répondrait-il quand ils lui demanderaient où était Luna et pourquoi elle n’était pas avec lui ? Et surtout, quelle punition ses parents lui infligeraient-ils quand Edan leur avouerait qu’il ne savait pas où était sa sœur ? Ses parents ne lui avaient-ils pas assez répété que c’était lui le plus grand, qu’il avait déjà douze ans alors que Luna n’en avait que sept, qu’il était un petit homme, que son rôle de grand frère était de veiller sur sa petite sœur et de bien s’occuper d’elle, qu’ils lui faisaient confiance ? Ils le priveraient de console de jeu pendant un mois au moins s’il laissait Luna s’avancer plus loin, seule, dans cette forêt. Non, tout bien réfléchi, il valait mieux désobéir à papa et aller chercher cette peste de Luna. D’ailleurs où était-elle ? Elle était sur le talus quelques secondes auparavant.
« - Elle est vraiment insupportable, soupira Edan à voix basse, Luna ! Luna ! », appela-t-il, en courant jusqu’à l’endroit où il avait vu sa sœur un peu plus tôt.
Il grimpa la butte et repéra bientôt la petite fille : elle se tenait environ cinquante mètres plus loin, en contrebas, agenouillée devant un immense chêne au large tronc. Edan dévala à toutes jambes la pente qui les séparait et ne tarda pas à la rejoindre.
« - Tu ne m’as pas entendu tout à l’heure ? Je t’ai demandé de t’arrêter ! Papa nous a dit de les attendre, ils sont si loin derrière nous qu’on ne les voit même plus ! », gronda Edan.
Les sourcils froncés, la colère dans son regard assombrissait encore ses yeux déjà noirs et durcissait les traits de son visage anguleux. Ses cheveux blonds trempés de sueur, le visage écarlate contrastant avec son tee-shirt blanc déchiré et sali de terre par endroits, une main appuyée contre le chêne, l’autre refermée sur la hanche, les jambes qui dépassaient du short bleu flageolantes, Edan était visiblement aussi essoufflé qu’agacé.
Luna ne répondit pas, ne leva pas même les yeux vers son frère. Emmurée dans son silence, elle entreprit de faire le tour de l’arbre à quatre pattes, très lentement, scrutant chaque fissure dans le sol, chaque creux dans le tronc, dans l’attitude de quelqu’un qui chercherait quelque chose.
« -Luna, je te parle ! , tonna Edan, excédé par l’attitude de sa sœur.
- Chuttttttttttttt ! , lui intima-t-elle, un doigt sur les lèvres.
- Chut toi-même ! , se défendit Edan, et puis d’abord lève toi et viens Luna, papa et maman nous cherchent, ils ne nous verront pas du sentier, et je vais encore me faire fâcher à cause de toi, dépêche-toi !
- Parle moins fort, murmura la petite fille, tu vas lui faire peur.
- A qui ? demanda Edan, interloqué.
- A la fée.
- Quelle fée ? Qu’est ce que tu es encore en train d’inventer ?
- J’ai vu une fée. Elle était belle. Elle était grande comme toi à peu près. Elle avait de grands yeux verts et des papillons de toutes les couleurs, des vrais, étaient venus se poser sur ses bras et dans ses longs cheveux jaunes. On aurait dit de l’or tellement ils étaient fins. Elle était juste en face de moi. Elle m’a regardée un moment sans rien dire et puis elle est partie en courant. Je l’ai suivie et elle a disparue devant cet arbre.
- Donc c’est pour ça que tu es en train de tourner autour du chêne à quatre pattes, c’est ça ? Parce que tu es en train de chercher la mystérieuse fée aux papillons qui a disparu devant lui ? »
Luna hocha la tête, silencieusement, l’air grave. Edan ne put s’empêcher d’éclater de rire face à la conviction qu’il pouvait lire dans le regard de sa sœur.
« -Je savais que tu ne me croirais pas ! Tu ne me crois jamais de toute façon ! , protesta Luna, vexée.
- Bien sûr que je ne te crois pas, répondit Edan. La belle histoire de la fée aux papillons qui disparaît comme par magie, ce n’est pas possible Luna. Ce n’est pas réel.
- Mais je te dis que je l’ai vue ! , insista l’enfant en tapant du pied.
- Non Luna, tu ne l’as pas vue, tu l’as imaginée, c’est tout. Il faudra que tu apprennes à faire la différence entre les deux un jour. »
La petite fille, déçue et blessée par la réaction de son grand frère se mit à pleurer :
« - Pourquoi tu veux pas me croire ? Tu es méchant, je te jure que je ne mens pas, je l’ai vraiment vue la fée aux papillons et elle a disparu ici ! », hoqueta la petite fille entre deux sanglots, en indiquant du doigt le grand chêne.
Edan allait reprendre son argumentation et tenter une nouvelle fois de lui expliquer que les fées n’existaient pas, quand ses yeux rencontrèrent le regard implorant de sa petite sœur. La tête baissée, les épaules basses, elle le suppliait des ses yeux rougis par les grosses larmes qui roulaient sur ses joues. Emu, il resta silencieux, baissa la tête, et jeta un regard à l’endroit qu’elle lui désignait du doigt.
« - C’est là ?, demanda-t-il en posant sa main sur le tronc du chêne.
- Je ne sais pas, sanglota Luna, elle a disparu devant l’arbre mais je ne sais pas où exactement. »
Edan prit alors sa sœur par la main et entreprit de faire le tour de l’arbre avec elle, faisant semblant de chercher le passage magique par lequel cette fabuleuse fée aurait pu disparaître. Luna avait séché ses larmes et sautillait maintenant à côté de lui, un sourire aux lèvres. Quand ils eurent tourné quatre fois autour du chêne, Edan s’agenouilla face à sa sœur et lui expliqua d’une voix pleine de douceur :
« - Tu vois bien qu’il n’y a pas de passage secret dans l’arbre, Luna. Il n’est pas creux, écoute.»
Sans la quitter du regard, Edan toqua trois coups vifs sur le tronc, convaincu que c’était la seule manière pour lui de démontrer à sa sœur qu’elle s’était trompée, et qu’ils pourraient ensuite regagner tous les deux le sentier et rejoindre leurs parents. Mais le visage de Luna s’était figé : la bouche entrouverte, les yeux agrandis par l’émerveillement, la respiration saccadée, elle regardait l’endroit où Edan avait frappé, comme hallucinée par un spectacle grandiose. Etonné par l’attitude ébahie de sa sœur, Edan, suivant son regard, se retourna face à l’arbre, et comprit soudain pourquoi la petite fille affichait cet air ahuri.
Devant lui, à la place du tronc sur lequel il avait cogné trois coups tout à l’heure apparaissait maintenant un grand trou noir rectangulaire : une porte s’était ouverte dans le tronc de l’arbre. Edan s’immobilisa, stupéfait, incapable du moindre mouvement ou du moindre mot, comme pétrifié par la consternation. Il ne parvenait pas à détourner son regard de cette porte magique. Comment était-ce possible ? Non, ce n’était pas réel. Il devait rêver. Oui, c’était ça, il était sûrement en train de rêver. Les arbres n’avaient pas de porte dans la réalité donc il devait être endormi et imaginer toute cette histoire dans son sommeil. C’était la seule explication possible. Il en était là de ses réflexions lorsqu’il vit Luna s’avancer doucement vers le trou béant de l’arbre.
« - N’approche pas Luna ! lui ordonna-t-il
- Pourquoi ?
- Parce que ce n’est pas réel. Nous sommes en train de dormir, cette porte n’existe pas, alors ça ne sert à rien d’essayer de la toucher, tu n’y arriveras pas : nous nous serons réveillés avant, expliqua Edan, peu rassuré, tentant de dissuader sa sœur d’avancer.
- Ce n’est pas grave alors. Si ce que tu dis est vrai, je peux m’approcher de la porte, je ne risque rien puisque je me réveillerais avant de pouvoir la toucher, répondit Luna en s’approchant un peu plus.
- N’y vas pas je te dis ! »
La peur commençait à le gagner, et Luna avait perçu le tremblement dans sa voix.
« - Tu as peur grand frère ?, le taquina-t-elle, un sourire malicieux au coin des lèvres.
- N’importe quoi ! Qu’est ce que tu racontes ? Bien sur que non ! Je n’ai pas peur ! Je ne peux pas avoir peur de quelque chose qui n’existe pas ! Sois logique Luna !
- Très bien, dans ce cas, passe devant. C’est normal, c’est toi le plus grand après tout. Tu dois me protéger.
- Non Luna ! Je ne passerais pas devant et tu n’entreras dans cette…chose non plus !
- Si ! Moi j’y vais ! » annonça la petite fille avant de franchir en trois pas la distance qui la séparait de la porte.
Edan n’eut que le temps de bondir pour prendre la main de sa sœur avant de disparaître avec elle dans l’ombre de la porte magique.
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